100km en Fixie vers Qi Pan Shan

L'histoire commence un dimanche matin, tôt, après une bonne nuit de sommeil. C'est une de ces journées d'été, chaude, qui noie la ville dans une brume à la qualité douteuse. Un voile poisseux ne laisse entrevoir que quelques rues à la ronde. Loin de moi l'idée d'apercevoir la ligne d'horizon au milieu de la forêts de bâtiments, mais j'ai envie d'enfourcher mon vélo et de voir si le béton est moins gris à l'extérieur de mon quartier-bocal.

Fi de la qualité de l'air, du trafic urbain et du repos dominical ; l'idée est arrêtée depuis une semaine : je vais à Qi Pan Shan à vélo.
Le "grand" parc est situé à une cinquantaine de kilomètres à l'Est de la ville. J'ai déjà fait une reconnaissance des 25 premiers kilomètres avec Christophe la semaine dernière, il ne me reste plus qu'à trouver la deuxième moitié.

Dimanche Matin d'été

Du gris brumeux : très peu pour moi! Vite, dehors!


Presque parti, presque arrêté
J'étais encore dans mon premier kilomètre, à peine parti, en remontant tranquillement une file de voitures arrêtées au feu, qu'un policier me fais signe de me ranger sur le côté. Ha? C'est nouveau...Évidemment je ne comprends pas ce qu'il me dis, mais il commence à éplucher son carnet de contravention. Il me demande en chinois si je parle "ZhongWen"? "Un tout petit peu" que je lui réponds dans sa langue, avec un grand sourire. Il tente de m'expliquer que je n'avais pas le droit de rouler sur la route, qu'il y a des lignes blanches sur le trottoir pour les vélos. Très bien, merci du conseil! Je peux y aller maintenant? Ha...pas encore, il fait un appel radio à propos d'un "étranger qui parle pas chinois" d'après ce que j'en comprends. Ma sortie vélo commence à sentir la matinée administrative assortie d'un supplément "pigeon étranger"...
Bon finalement, je peux y aller, mais sur le trottoir...
Pour lui faire plaisir, je traverse le carrefour pour aller me caler à 30km/h à sur le trottoir, là où personne ne respecte la voie des vélos : ni les piétons, ni les scooters...ni les voitures d'ailleurs qui y roulent lorsqu'elles ne sont pas garées en plein milieu. Un peu plus loin dans la même rue, la "piste cyclable" est marquée sur la chaussée, mais sert de parking, et gare aux bus qui se rabattent sans même tenter d'utiliser les clignotants (qui a dit qu'ils n'avaient jamais fonctionné?).

Bref, on est en Chine : il faut faire semblant que chacun joue son rôle et que tout est bien en ordre!

Je fais profil bas sur le bitume jusqu'à traverser une bretelle d'insertion sur une voie rapide...et me voilà sur les bords de rivière. C'est parce que j'ai découvert cette voie que j'ai acheté un vélo : asphalte immaculé, route plate comme un billard, doublée d'une voie piétonne et fermée aux voitures! Devant moi, il y a encore 25 kilomètres d'une piste de vitesse entourée de verdure. Certes, il faut compter avec les scooters électriques, faire attention aux piétons qui traversent et aux grand-mères qui zigzaguent ; certes, la nature autour n'est qu'un fin feuillage posé artificiellement ici il y a quelques années (voire quelques mois), qui cache à peine les barres d'immeubles environnantes. Certes, la rivières est opaque et boueuse, la rive est marécageuse et sent atrocement mauvais les jours chauds comme aujourd'hui. Certes tout ce que l'on veut, mais c'est ça où le tapis de course de l'hotel, à regarder Brad Pitt dans les yeux pendant 2h, en respirant la sueur accumulée par les fenêtres fermées. (Oui, Brad vend des Cadillac sur un panneau de 40x10m sur l'immeuble d'en face).

Voir la Chine depuis son vélo

Certes tout. On est en Chine, et même si on est à des années-lumières du lac d'Annecy, il y a la Chine à regarder autour de nous. Autour de la rivière, on peut voir les chinois pratiquer toutes sortes d'activités, comme dans tous les parcs de la ville. Le soir, les grand-mères se réunissent pour faire des chorégraphies en musique. Ce matin j'assiste à ce qui semble être une répétition de parade. Peut-être pour une cérémonie des jeux nationaux chinois, qui se dérouleront ce mois-ci dans la province de Shenyang (Liaoning).

Répétition de la parade

En fond : Shenyang rive gauche, dans un magnifique voile de brume aux tons printemps-été 2013.

Grossièrement, dans la société chinoise, la richesse semble se répartir entre deux tendances principales :
. Ceux qui semblent vivre avec nettement moins d'argent que la moyenne occidentale
. Ceux qui semblent vivre avec nettement plus d'argent que la moyenne occidentale.
Les plus pauvres sont ceux que l'on croise dans la rue, leur vélo encombré de matériel de recupération, ou avec des scooters rafistolés au scotch. Les plus riches sont tous ceux qui ont des berlines Audi, BMW, Porsche, Ferrari avec des moteurs monstrueux (et si possibles avec des couleurs ridicules).
Ce sont aussi ces derniers qui viennent rouler le week-end avec des vélos Merida, Giant ou Trek, équipés de tous les accessoires qu'ils ont réussi à entasser sur leur bicyclette. Sacoches avant, arrière, de cadre, de selle, double porte-gourde, feux avant et arrière, rétroviseurs, béquille...sans parler du cycliste lui-même : casque, foulard (contre la pollution ou le soleil?), gants, cuissard long (pas de bronzage SVP), maillot jaune du tour de France, maillot officiel de Liquigas, Sky, ou AG2R-La Mondiale...
Ne croyez pas que ces chinois-là soient des exceptions. Ils sont une peut-être une proportion limitée, mais un nombre effarant. J'en croiserais certainement des centaines aujourd'hui, pendant mes quelques heures de pédalage.

Soucis du détail

Très TRÈS joli assemblage de chaussettes montantes et savates de salon. Redoutable en Contre-La-Montre.

(d'ailleurs, très peu de chinois sur-équipés ne mettent de pédales automatiques, et ont souvent des chaussures complètement inadaptées : sandales, Crocs, savates...tout le reste est possible).


Papy-turbine
Devant moi, un cycliste envoie du lourd sur son vélo de route : je me cale juste derrière lui. Il roule comme un gars qui monte sur la première fois sur un vélo : les genoux écartés, loin du cadre, avec un gros braquet qui l'oblige à mettre des gros coups de cuisse. Ça ne ressemble en rien aux coups de pédale des triathlètes, mais plutôt à Mister Bean. Je distingue ses jambes sèchent comme des bout de bois et sa face marquée : le bonhomme a du passer des décennies à rouler sur un vieux clou pourri. Maintenant qu'il a une bête de course, le voilà qui turbine devant moi à trente kilomètres-heure.
Et il n'est pas le seul! Au cours de ma courte sortie, je vais en croiser un paquet de ces gars qui "roulent fort", avec des mollets taillés. Ils sont tellement loin de la majorité bedonnante, qui se goinfrent de saucisses industrielles toute la journée, et qui, tout l'été durant, exhibent leur bedaine en remontant leur tee-shirt sur leur barrique à bière.

"Papy-turbine" est toujours devant moi : il n'y a rien à faire, je roule à son rythme. Si je le double, il me rattrapera quelques hectomètres plus loin. Lorsqu'il ralenti sous un pont, je le double. Il a du s'arrêter pour acheter de l'eau à un vendeur ambulant. Ouf! je commençais à me sentir touché dans mon orgueil de jeune sportif en bonne santé!
Je continue de pédaler fort, seul cette fois-ci. Quelle ne fut pas ma surprise lorsqu'après 5 bonnes minutes, j'ai aperçu "papy-turbine" en train de drafter (profiter de mon aspiration) juste dans mon dos! Il ne s'est donc pas arrêté du tout : il a ralenti, mais est venu se caler derrière moi, et m'a suivi sans aucun problème pendant les derniers kilomètres, alors que j'avais une allure soutenue!
Ils sont vraiment forts ces chinois!

Lotus
Papy-turbine m'a lâché lorsqu'il en a eu assez de me suivre, j'imagine. J'ai continué à tracer ma route et voilà que la voie s'est rétrécie et s'est encombrée de voitures garées en désordre : j'arrive au bout de la piste.
Surprise : les chinois sont massés autour d'un petit étang à lotus en fleurs!
Il parait que la période d'éclosion des Lotus est très courte, c'est donc une chance d'être tombé dessus aujourd'hui! J'en profite pour faire quelques photos ; les chinois, eux aussi, font quelques clichés, mais ne prennent pas en photos les lotus : c'est moi qu'ils photographient! Certains font semblant d'être discret(es), d'autres pas. J'essaie d'imaginer ce qu'ils feront de ces photos...Et je souris toujours, en espérant secrètement qu'un jour l'un d'eux affiche ma photo chez lui, sur la cheminée, entre le portrait de Mao et celui de la dernière gagnante de Voice of China.

Dong Hu Lotus Lake

Dong Hu Lotus Lake

Dong Hu Lotus Lake

Enfin arrivé! Enfin...
Géographiquement, je dois être au niveau de Dong Ling (Tombeau Est), il me reste encore un bon bout de chemin Nord-Est pour atteindre le parc de Qi Pan Shan. La piste cyclable rejoint finalement une route qui semble aller dans la bonne direction. Problème : ça ressemble fort à une route nationale en deux fois trois voies, et plusieurs panneaux successifs arborent un signe que je ne peux pas feindre d'ignorer : "Interdit aux Vélos". La route n'est pas bondée et les petits scooters semblent y rouler sereinement. J'y vais!
Une dizaine de kilomètres plus loin, j'arrive sans encombres aux porte de Qi Pan Shan! Encore une petite descente et j'y serai... La descente n'est pas aisée en "fixie" : il faut arriver à suivre la cadence des pédales, et ça devient rapidement très difficile. Je tente de ralentir en appuyant à contre-temps, mais la chaîne saute! Encore! Je m'arrête sur le côté de la voie rapide, juste devant une caserne de pompier. Les deux gardes me jettent un coup d'oeil suspicieux pendant que je retourne mon vélo pour remettre la chaîne. Manque de chance, cette fois, la chaîne est coincée entre les rayons et le pignon. Il me faut une clé plate, mais je n'en ai pas. Je lance un "Ni Hao" au pompier en faction qui se dirigeait vers moi. "Vous avez ça?" je lui dis en lui montrant les écrous de ma roue.
Il me répond sans même réfléchir que "non", "mei you". Bref, y'a pas. Ce qui est de toute évidence faux, au vu des camions d'intervention briqués qui dépassent ostensiblement des garages. Ils doivent forcément avoir une clé plate ou même une clé anglaise si ces camions ne sont pas des jouets en plastique! Mais bon, c'est comme ça. "Mei You".
Le garde-pompier continue de me parler : je pense comprendre que de toute façon je fais un truc qui est interdit. Quoi? rouler sur la route? je m'en fout, le parc est à 200mètres, je suis arrivé de toute façon. Non, ça n'a pas l'air d'être ça. Et comme je ne comprends pas, il enlève ses gants blancs, prend mon vélo posé à l'envers, et le dépose sur la voie de la nationale. Puis il me montre la limite du bitume au sol. Ça y est, je crois que j'ai compris. Ça c'est la route publique, ça c'est la caserne des pompiers. Et je n'ai n'as pas le droit d'y entrer.

Me voilà à tirer sur la ma chaîne coincée, sur une nationale, à 50km de chez moi, et sans les bons outils. Bien joué.
Finalement, en forçant au bon endroit je dégage la chaîne, la remets en place et enfourche le vélo. Je ne manque pas de remercier copieusement les deux gardes-pompiers d'un ostentatoire "Xie xie", en faisant un grand "bye-bye" de main. Bien évidemment, dans ma tête, il n'y a qu'un seul doigt qui s'agitait en leur direction.
Lorsqu'on est déjà plus d'un milliard, il devient difficile de ne pas élever l'individualisme en qualité suprême du système.

Me voilà dans le parc : un grand lac, immense, avec des collines autour. Il y a une route qui doit en faire le tour, et des chemins qui semblent s'éparpiller dans la forêt. Le Graal à Shenyang?
Pas vraiment : le parc est tellement grand qu'il faut s'y déplacer en voiture -un plaisir social en Chine-. Les quelques kilomètres que je fais dans le parc sont donc jalonnés de grands parking bitumés. Je tente une voie qui semble partir à flanc de colline, mais c'est finalement un cul de sac. De toute façon l'horizon est bouché par la brume, et l'on voit à peine la rive d'en face. Les bords du lac ne sont pas vraiment beaux, je ne m'y baignerait pas. (J'ai tout de même aperçu un panneau qui semblait indiquer qu'il y avait un parcours de triathlon dans le parc, je ferai l'impasse sur la natation).
J'ai déjà 3h dans les pattes, je décide que c'est déjà très bien pour un dimanche à Shenyang.

Petite perle
Sur le parking du parc, j'ai assisté à une séance photo d'un couple qui paradait : elle dans sa BMW série 5 blanche, lui dans son gros 4x4 noir flambant neuf. Démarrages synchronisés, portraits au volant : les deux photographes passait en revue tous les angles possibles. J'ai prié très fort pour que ce soit une séance commerciale et pas pour l'album de famille.

Tout feu tout flamme
Je me suis offert un retour à trente km/h, vent dans la face!
Mais en prenant de grandes respirations, j'ai senti que ça grattait dans la gorge. Et puis parfois l'air croustille un peu sous la dent : on ne sait jamais si c'est seulement de la poussière, ou des particules ultra-fines qui resteront bien coincées dans les poumons. Il ne faut pas trop y penser, et profiter d'avoir pu faire tourner les jambes et s'évader un peu.

WTF sur le chemin du retour

Tout ce qu'il y a de plus normal dans un parc en Chine.

Pollué

Juste pour le fun, j'ai regardé ce que j'avais respiré pendant 5 heures.
Dommage, il ne manque que la nicotine pour me rendre accro à Shenyang. Tous les autres composants doivent déjà être dans l'air.

Bizarrement, la station n'a enregistré aucune valeur avant 4h du matin? L'appareil était saturé?